124 – Les Dorsales de givre

Même les montagnes avaient jadis un cœur. Lorsque le monde était neuf, Korth le Père des cimes siégeait au pic de Bélénas, d’où il voyait tous les recoins de la terre et du ciel. Il vit des hommes forts s’affaiblir, des hommes braves céder à la lâcheté, des hommes sages perdre la raison, tout cela par amour.

Afin que jamais Korth ne fût trahi par son propre cœur, il se l’arracha et le dissimula où nul n’oserait jamais le chercher. Il l’enferma dans un coffre d’or qu’il enfouit sous terre et érigea autour, pour le protéger, des montagnes comme le monde n’en avait jamais connu : les Dorsales de givre.

Mais sans son cœur, le Père des cimes céda à la cruauté. Il n’était plus en son sein que vents montagnards acérés qui hurlaient et gémissaient tels des âmes en peine. La nourriture avait perdu sa saveur, la musique sa beauté, les hauts faits leur bravoure. Il envoya avalanches et tremblements de terre pour tourmenter les tribus humaines. Dieux et hommes se dressèrent contre lui, l’accusèrent de tyrannie ; mais faute de cœur, Korth était immortel. Bientôt, plus aucun homme, plus aucun dieu n’osait défier Korth.

La Dame des cieux manda aux meilleurs de ses enfants – les plus agiles, les plus rusés, les plus rapides – de sillonner les montagnes en quête du cœur manquant, et durant un an et un jour, ils cherchèrent sans trêve. Mais hirondelle comme corbeau, vautour comme aigle, goéland comme albatros lui faisaient tous le même constat d’échec.

C’est alors que la perdrix des neiges prit la parole et se proposa de retrouver le coeur du chef-dieu. Les autres se rirent de ce minuscule oiseau, trop humble pour prendre son envol, qui passe la moitié de son temps à sautiller au sol. La Dame refusa de donner sa bénédiction à la petite créature, car les montagnes étaient trop dangereuses même pour les aigles ; mais la perdrix des neiges partit néanmoins.

L’oiseau voyagea au plus profond des Dorsales de givre. Lorsqu’il ne pouvait voler, il marchait tant bien que mal. Agrippé au sol pour endurer les pires vents des montagnes, il parvint finalement dans la vallée où battait le cœur. Après tous les méfaits du dieu, il était beaucoup trop lourd pour que l’humble perdrix le rapportât ; aussi lui fit- elle quitter la vallée en le faisant rouler, petit à petit, tant et si bien qu’il dévala un à-pic. Et lorsque le coffre d’or toucha le sol, il se fracassa. Gorgé comme il était, le cœur était sur le point d’éclater. De douleur, le dieu de la montagne vint découvrir ce qui était survenu.

Lorsque Korth approcha de son cœur, celui-ci regagna d’un bond sa poitrine. Alors, Hakkon Vintervind enserra la poitrine de Korth de trois bandes de fer et trois bandes de glace, afin que plus jamais il ne pût s’échapper. Et tous les dieux restants louèrent la perdrix des neiges plus encore que l’aigle le plus noble.

« La perdrix des neiges – conte alvar », tiré de « Férelden : folklore et Histoire » de sœur Pétrine, érudite chantriste.

La Couronne de Cuivre