107 – La forêt de Bréciliane

Il est en la forêt de Bréciliane certains endroits où le Voile est si fragile que la différence entre rêve et réalité n’a plus lieu d’être. Dans l’un d’entre eux naquit un façonneur de bois sous des auspices tellement sinistres que sa mère le nomma Abelas, c’est-à-dire « peine ». Et ce nom n’était pas usurpé. Il ne parvenait à garder aucun apprenti, perdait ses réserves d’arcs accident après accident, tant et si bien qu’il se retrouva dans le dénuement le plus total. Le reste du clan commençait à craindre que sa mauvaise étoile ne les affectât également, aussi parlait-on de le bannir.

Abelas les entendit conspirer et, bien décidé à faire tourner la chance, s’engagea seul dans la forêt pour trouver un arbre approprié au façonnage d’arcs.

Il finit par apercevoir un jeune sorbier des oiseleurs qui poussait près d’un cours d’eau ; mais lorsqu’il leva sa hache, l’arbre poussa un cri d’effroi et le supplia de l’épargner. « Si je ne prends pas ta vie, » répondit Abelas, « c’en sera fini de la mienne. » De deux coups, il abattit l’arbre et en façonna les trois plus beaux arcs qu’il avait jamais créés. Satisfait, Abelas s’en retourna au camp et s’empressa de donner ses créations aux chasseurs.

À la tombée de la nuit, le camp était en émoi. Les chasseurs étaient revenus en rapportant des lièvres qui, une fois ouverts, se révélèrent remplis uniquement de vers et de sciure de bois. Pour le doyen, le doute n’était pas permis : les chasseurs avaient dépossédé un esprit de son hôte, car comme tout le monde le sait, les esprits ont besoin du corps d’une créature pour arpenter le monde des vivants. Le doyen conjura un charme destiné à renvoyer l’esprit dans l’Immatériel et le clan gagna le sommeil le ventre vide. Le jour suivant, les chasseurs rapportèrent une biche qui, elle aussi, ne saigna que sciure. Dès lors, le clan redouta que l’esprit ne cherchât à les affamer. Qu’avaient-ils fait pour mériter ce châtiment ? Abelas leur parla alors du sorbier aux oiseleurs. Le doyen réfléchit longtemps avant de déclarer qu’il leur fallait remplacer ce qu’Abelas avait pris à l’esprit ; aussi envoya-t-il les chasseurs déterrer une pousse de sorbier pour la rapporter vivante au camp.

Le doyen leur fit ensuite planter le sorbier et implora la clémence de l’esprit.

Un terrible mugissement se fit alors entendre, comme un cri de protestation émanant de la forêt tout entière. Les ténèbres s’emparèrent du clan alors que midi n’était pas encore passé ; et lorsqu’elles se dissipèrent, se trouvait en lieu et place du camp un bosquet de sorbiers, chacun arborant le visage gelé d’un elfe terrifié. À compter de ce jour, tous les clans sont convenus de ne plus couper un seul arbre vivant dans la forêt de Bréciliane, car les esprits n’ont que faire du pardon.

— « Le bosquet de sorbiers – conte dalatien », tiré de « Férelden : folklore et Histoire » de sœur Pétrine, érudite chantriste.

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